Pour une autre lecture du Moine et du Fusil
Difficile de ne pas tomber sous le charme du film de Pawo Choyoning Dorji, réalisateur bhoutanais du film Le Moine et le Fusil !
L’action se passe dans le pays du BNB (Bonheur National Brut) où le roi démissionnaire organise des élections en 2006. Ceci est un fait historique, mais le reste est une fable.
Le Bhoutan, petit pays enclavé entre la Chine et l’Inde, résiste à tous les envahisseurs et protège soigneusement son image et sa culture. Il s’est ainsi acquis la réputation d’être un paradis sur terre, réputation qui sera sans doute encore renforcée par le succès ce film charmant, plébiscité par le public…
Il suffit de parcourir les très nombreux commentaires de spectateurs enchantés pour comprendre que l’idéologie qui sous-tend le film est bien dans l’air du temps. Un exemple glané au hasard :
« Excellent film sur la perversion que crée le monde occidental – téléphone portable, télévision et l’argent etc. – sur le bonheur et sur la démocratie qui le tue. Tous les problèmes sont vus (harcèlement, convoitise, etc.) et c’est aussi une ode à la paix. »
Qui, en quittant la salle de cinéma, ne se poserait pas de questions ? C’est vrai après tout, ces gens profondément bouddhistes, restés simples et innocents au fond de leurs montagnes himalayennes, n’ont rien demandé à personne ! Alors pourquoi leur imposer de voter pour des candidats et des partis qu’ils ne connaissent pas et qui viennent bousculer leur paisible vie familiale et sociale en créant des conflits inutiles ?
Qui d’entre nous n’a jamais rêvé d’un paradis perdu ? qui ne serait tenté, après avoir vu le film, de reprocher à Eve – en l’occurrence l’Occident ensorceleur -, d’avoir tendu la pomme à Adam, en l’occurrence ce petit pays encore vierge des tares de la modernité auquel il voudrait imposer sournoisement son modèle ? Qui contesterait enfin que les guerres, la surveillance numérique, la pollution et tant d’autres déboires font tragiquement escorte à notre modernité ?
Mais il en va du Moine et du Fusil comme de tous les contes de fée ! il est très éloigné de la réalité ! De nombreux faits historiques viennent contrarier l’image idyllique que veut nous imposer le scénario ! Remontons donc quelques années en arrière pour mieux juger du temps du récit :
En 1974, le IVe roi, Jigme Singye Wangchuck, impose la culture bhoutanaise à l’ensemble du pays, et, en 1985, une loi prive de leur citoyenneté les Lhotshampa, une population d’origine népalaise vivant dans les plaines du Sud. Leur langue est interdite, ils doivent porter la tenue vestimentaire typique du Bhoutan. Quelque 100 000 d’entre eux fuient la répression et se réfugient au Népal et en Inde. Cette minorité népalophone se bat toujours aujourd’hui pour retrouver son pays et mène une vie misérable dans des camps, sans que personne (ou presque) prenne leur défense. Les réfugiés tibétains, pour leur part, ont été sommés de prendre la nationalité bhoutanaise en 1979. Beaucoup se sont également enfuis. Si cette histoire tragique affleure sous la fiction, c’est de manière si allusive que rares sont les spectateurs qui pourront faire le rapprochement : le moine tibétain qui trimbale son vieux fusil raconte avec un grand sourire que l’arme a servi autrefois à tirer sur les Tibétains mais il se garde bien d’expliquer les raisons de ces guerres fratricides. Il se garde aussi de rappeler que les Tibétains en exil réclament la liberté et la démocratie à cor et à cri, qu’ils partagent avec les Bhoutanais une même langue et une même religion et qu’historiquement ils ont toujours été très proches ! La requête démocratique n’est donc pas exogène, comme voudrait nous le faire croire le Moine et le fusil, mais endogène. Car la réalité est loin d’être rose au royaume du bonheur !
Reporters sans frontières a placé le Bhoutan à la 147ème place sur 180 pays dans son classement sur la liberté de la presse dans le monde en 2023 :
« Au pays du “bonheur national brut”, commente de RSF, l’autocensure est l’un des principaux problèmes : nombre de journalistes n’osent pas couvrir les questions qui pourraient être jugées sensibles par crainte d’apparaître comme un élément contestataire de l’ordre social. Dans un pays à majorité bouddhiste, la situation des Lhotshampas est très peu évoquée dans les médias. Plus de 100 000 membres de cette minorité népalophone du sud du pays avaient été chassés du territoire au début des années 1990. »
Quant à la très sérieuse ONG Human Rights Watch, elle a identifié 37 prisonniers politiques qui avaient réclamé dans les années 1990 et 2000 un système démocratique avant 2008 et l’instauration d’élections. Beaucoup de ces prisonniers politiques ont été condamnés à vie. Le plus célèbre d’entre eux, Monger, a été récemment libéré après avoir purgé 29 ans de réclusion. Il a décrit des conditions de vie très difficiles, la faim, l’absence de soins, l’impossibilité pour les détenus d’entrer en contact avec leur famille, etc.
C’est dire que ce pays d’environ 800.000 habitants n’est pas tout à fait le paradis sur terre qu’il prétend être ! Pourtant, le film tente d’accréditer l’idée que c’est la population elle-même qui rejetterait toute pratique démocratique ! mieux – quelque improbable que soit cette sainte ignorance dans notre monde hyper-connecté -, elle n’aurait jamais entendu parler de cette étrange coutume que sont nos élections. Pour faire bonne mesure, le film ridiculise ou voue aux Gémonies tout ce qui rappelle les USA voire, plus globalement, la modernité occidentale : le personnage américain qui est à la recherche d’un fusil datant de la Guerre de Sécession pour un collectionneur de vieilles armures est parfaitement ridicule. Quant au Coca-cola, aux films violents de James Bond ou aux trafiquants de drogue, ils symbolisent à eux seuls la perversion contagieuse de la civilisation occidentale.
Sous ses faux-airs d’innocence, le film se livrerait-il donc à une attaque voilée contre la démocratie et contre la modernité ? Absolument ! Il faut donc se demander « à qui profite le crime ». Force est de constater, dès les premières minutes du générique, que la production est chinoise. Or il y a bien longtemps que Xi Jinping tente, par tous les moyens, de faire de la dictature chinoise le modèle d’un nouvel ordre mondial apportant le bien-être et la richesse à tous ceux qui acceptent son hégémonie.
Mais, allons plus loin. Il se trouve que la productrice de ce film, Hsu Feng, est une Taiwanaise qui a épousé un magnat de l’immobilier chinois, Tang Junnian, en 1999. En épousant Hsu Feng, qui était alors actrice, Tang lui a demandé de renoncer à son métier pour travailler avec lui. Ce n’est que plus tard, après la mort de son mari, qu’elle s’est lancée avec succès dans la production de films en chinois. La productrice déléguée, Zhang Xin, est une milliardaire chinoise qui a épousé le promoteur immobilier Pan Shiyi en 1995. Ils ont fondé ensemble Soho, dont le siège social est à Pékin. Sans entrer dans les détails, disons que Zhang Xin fait partie de « l’élite rouge » et que, même sans faire directement de la politique au sein du Parti communiste chinois, elle a tout intérêt à caresser le pouvoir dans le sens du poil et à participer au Soft Power chinois qui s’immisce de plus en plus efficacement dans la vie politique de tous les pays démocratiques afin de déstabiliser leurs systèmes.
Observé sous cet angle, le film le Moine et le Fusil est peut-être moins innocent qu’il y paraît… A la lecture « décoloniale », qui tient lieu de grille d’interprétation quasiment universelle en ces temps de grande confusion dans nos démocraties, je crois donc qu’il faut substituer une autre lecture, désenchantée et géopolitique, moins séduisante sans doute mais… moins naïve !
Marie Holzman
Présidente de Solidarité Chine