Politique étrangère et droits de l’Homme – Quelques idées simples
Face au doute sur nos principes qui assaille nos démocraties, le souvenir d’une visite m’est revenu à la mémoire.
Il y a une quinzaine d’années, nous recevions, au Secrétariat des Affaires étrangères et des droits de l’Homme, une petite fille yéménite. Haute comme trois pommes, âgée de dix ans, mariée à un homme de trente ans déjà doté de deux épouses, elle avait eu l’audace de quitter le domicile conjugal, où elle avait dû subir le désir et les coups de son mari, pour franchir le seuil d’un tribunal de la ville de Sanaa, qui lui a accordé le divorce.
Nojoud, c’est son nom, savait ce qu’elle voulait : retourner à l’école, pour étudier afin de devenir avocate et « défendre ceux qui ont besoin d’être défendus ». Nous avions demandé à notre ambassade au Yémen de suivre avec la plus grande attention le parcours de cette petite fille, lorsqu’elle serait rentrée chez elle quelques jours plus tard.
Ce que nous disait cette petite fille, ce que nous disaient l’avocate et le juge qui lui étaient venus en aide dans son propre pays, c’est que l’aspiration à la dignité et à la liberté vit et palpite dans le cœur de chacun, quelle que soit son origine culturelle ou géographique.
Si je choisis ce cas parmi d’autres, c’est parce qu’il est emblématique du sens que peut avoir une politique étrangère soucieuse des droits de l’homme. Face à l’histoire de Nojoud, deux attitudes sont possibles : soit on considère que le mariage forcé, et qui plus est, d’une petite fille de dix ans, est une tradition culturelle, respectable en tant que telle, soit on estime, sous le sceau du bon sens et de la décence, qu’il n’est pas sain, qu’il est même consternant, que de telles pratiques puissent encore avoir lieu. Renvoyer cette consternation, cette émotion, à notre occidentalité, à nos préjugés, c’est mépriser le courage de l’avocate, du juge, et de cette petite fille qui a combattu pour sa liberté et sa dignité. Ces combattants ont besoin de nous. Il est du rôle de la France, pas seulement de celui des associations et des organisations non-gouvernementales, mais aussi de son gouvernement, de leur apporter compréhension et soutien.
Il faut en finir avec ce qu’on appelle le relativisme culturel, cette idée pernicieuse et funeste. Cette idée selon laquelle ce qui serait mal à nos yeux pourrait être bien chez autrui. De deux choses l’une :
– soit nous croyons en nos principes et en leur caractère universel, et alors nous considérons que ce qui est bien pour nous est bien pour tous, et que ce qui est mal chez nous ne saurait être bien chez les autres,
– soit nous relativisons nos principes, et alors nous considérons que la dignité humaine est une notion relative, et qu’elle dépend de multiples facteurs historiques, géographiques, culturels et religieux.
Mais la révolte contre l’injustice et l’indignité est de tout temps et de tout lieu. Ce qui est récent, ce ne sont pas les principes, c’est leur inscription dans le droit et dans les constitutions des États démocratiques.
Relativiser nos principes, c’est en réalité les affaiblir. C’est refuser de distinguer entre ce qui est bien et ce qui est mal. Et de l’indifférenciation, on tombe, en se perdant soi-même, dans le cynisme de l’indifférence. Si nous ne sommes plus capables de défendre nos principes pour les autres, nous devenons incapables de les défendre pour nous-mêmes. Il nous faut repousser « le doute, ce démon de toutes les décadences », comme le disait le Général de Gaulle.
La situation d’asservissement où se trouvent les femmes dans de nombreux pays, l’enrôlement de milliers d’enfants dans des conflits armés, la pénalisation, pouvant aller jusqu’à la peine de mort, de l’homosexualité, la répression de la liberté de s’exprimer et de s’associer, tout cela nécessite et exige que la France ne mette pas ses principes dans sa poche, et apporte son soutien aux victimes et à ceux qui, se réclamant des principes qui sont aussi les nôtres, les défendent au risque de leur vie.
Ne pas le faire, c’est trahir l’héritage de nos grands hommes qui ont participé à l’amélioration de la condition humaine. Notre patrimoine n’est pas fait que de monuments de pierres, il est fait de valeurs et de droits. Ce sont nos racines. Quand les racines pourrissent, l’arbre dépérit et ne donne plus de fruits.
Cela ayant été dit, on ne peut, ni ne doit s’autoriser la naïveté de croire que les États sont animés, dans leurs relations, par des priorités morales et par les meilleures intentions du monde. Ce sont bien souvent des monstres froids qui poursuivent leurs intérêts propres. L’éthique n’est pas leur première préoccupation.
Nous sommes encore dans l’âge de fer, dans l’âge de la guerre, dans un âge où de nombreux pays, et les plus démocratiques d’entre eux, entretiennent un arsenal dont l’utilisation entraînerait l’enfer sur terre, et la disparition définitive de l’humanité. A l’heure où l’on se mobilise, à juste titre, sur notre capacité à réduire les effets néfastes du développement sur notre environnement, on ne doit jamais perdre de vue notre terrifiante puissance d’autodestruction.
À l’aune de cette réalité, qu’y a-t-il de plus important, lorsqu’on s’intéresse aux Affaires étrangères, que de se battre pour la paix, et de s’efforcer de résoudre les conflits et les crises.
La défense des droits de l’homme peut alors apparaître comme mineure et marginale.
Je n’en crois rien.
Tout au contraire, je considère que nous sommes à un moment de l’évolution humaine, essentiel pour notre survie, à un moment où droits de l’homme et intérêts stratégiques doivent enfin faire alliance. Les choses ont changé, la terre est devenue plus petite. Il n’y a plus de lointain. L’accélération des moyens de transports, la généralisation de la télévision et de ses relais satellitaires, Internet, l’augmentation de la portée des missiles, font que les distances historiques et géographiques s’abolissent peu à peu, et que nous sommes tous devenus des voisins et des contemporains.
Cela entraîne que, si dans le passé, on pouvait s’accommoder de dictatures lointaines, nonobstant l’éthique, il n’en est pas de même aujourd’hui, car encore une fois, il n’y a plus de lointain. Pour ne citer que quelques exemples, la Russie est à nos portes, la Corée du Nord, dotée de missiles nucléaires à longue portée, est devenue notre voisine. Des fanatiques religieux sèment le chaos chez eux et chez nous. Quoi qu’on ait pu en dire, on doit admettre et reconnaître que les États de droit respectant les libertés fondamentales sont moins dangereux pour la paix du monde que les autres. Les démocraties ne se font plus la guerre depuis longtemps. Le philosophe allemand Emmanuel Kant l’avait déjà souligné il y a plus de deux siècles, dans son « traité de paix perpétuelle ».
La démocratie et la société de droit qu’elle implique ne sont plus seulement un impératif moral, elles sont devenues un impératif stratégique et politique.
La France, dont le général de Gaulle disait qu’elle avait « noué un pacte séculaire avec la liberté du monde » et qui affirmait qu’ « il n’y a qu’une seule querelle qui vaille, celle de l’homme », ne peut être la France sans les principes humanistes qui l’ont construite, et sans les idéaux humains dont elle a osé dire un jour qu’ils valaient pour tous les hommes. Il nous revient, à nous tous comme citoyens, et au gouvernement de la France, de respecter cet héritage, en le faisant vivre et en le transmettant à la jeunesse.
Pour cela, il est urgent de réaffirmer la primauté de nos principes républicains, de liberté et de responsabilité, d’égalité et de justice, de fraternité et de solidarité. C’est de l’affaiblissement de nos principes que viennent nombre de nos maux. Les crises financières et économiques multiples que nous avons connues en 2008 et qui nous menacent aujourd’hui-même n’ont pas d’autre cause que la disparition de nos valeurs éthiques et la soumission à l’une des passions les plus ordinaires de l’homme, l’avidité et la cupidité. Le retour à l’éthique et aux principes n’est plus seulement de l’ordre de la morale, il est devenu une nécessité politique. Trop d’inégalités, trop d’injustice, trop de licence dans le monde financier, ne peuvent conduire, si la puissance publique ne reprend pas toute sa place, qu’à déchirer plus encore le tissu social, jusqu’à une rupture dramatique.
Ensuite il n’y a rien de plus urgent et de plus nécessaire que de veiller à la paix du monde. De même, il n’y a rien de plus urgent que de veiller à la liberté et à la dignité de la petite Nojoud, et à travers elle, à la défense de ceux qui se battent pour des principes qui sont les nôtres.
Affaires étrangères et Droits de l’Homme, c’est cela, les plus grands enjeux et les plus humbles, la paix du monde et la liberté d’une petite yéménite.
Patrice Champion
Président de Sidh-France