La séparation des pouvoirs est-elle une garantie de respect des droits de l’homme ?
Les droits et libertés fondamentales sont violés par ceux qui exercent le pouvoir. Chacun le sait. Les déclarations de droits, les instruments internationaux, les lois internes existent, qui n’ont jamais réussi à endiguer ce fléau. C’est à dire, n’ont jamais (en tous cas pas partout) réussi à faire en sorte que ceux qui occupent le pouvoir décisionnel exercent leurs fonctions d’une manière qui apporte à chacun la jouissance des mêmes droits et libertés.
L’idéal serait que le pouvoir arrêtant le pouvoir, les mauvaises tentations seraient étouffées ou sanctionnées.
En réalité, ce qu’on appelle « séparation des pouvoirs » depuis la Révolution française, n’est qu’une division des tâches au sein du même pouvoir (politique). Dans les régimes « démocratiques » ,les individus d’un même parti (ou d’un même groupe d’intérêts) au pouvoir gèrent les affaires de l’Etat en deux phases : certains occupent les fonctions gouvernementales, d’autres les fonctions législatives. Le gouvernement rédige, les députés acceptent, le gouvernement exécute, en employant la force si besoin est.
Dans les régimes auxquels on dénie cette appellation, les choses sont encore plus nettes : le même individu ou la même bande fait le tout en une seule opération.
Avec la conception traditionnelle de la séparation des pouvoirs on s’enferme dans des considérations limitées au système de gestion du pouvoir « politique » et aux règles qui l’organisent.
Alors qu’il existe d’autres ensembles de règles qui régissent le fonctionnement de la société d’une manière tout à fait comparable. Avec des « pouvoirs » tout aussi réels que le pouvoir politique. Mais qui ne sont pas pris en compte par les études de droit constitutionnel.
Le premier de ces pouvoirs est le pouvoir économique et financier.
Qui fonctionne selon des règles adaptées à l’objectif (« normal ») de « faire de l’argent » : zone de libre échange, baisse des coûts notamment salariaux (par ex. : interdiction ou limitation de droit ou de fait du droit de grève, mise en concurrence de salariés de pays différents, limitation ou suppression de jours de congés, mise en œuvre de techniques ayant pour effet de faire baisser les salaires, paiement par les contribuables d’une partie de la masse salariale, …), libre circulation des capitaux, notamment pour favoriser les gains spéculatifs, contrôle de la monnaie et du crédit (par ex. : obligation pour l’Etat de n’emprunter qu’aux banques privées, …) …. Ces règles, pour produire leurs effets, doivent être reprises par le pouvoir politique qui leur donnera la forme de « lois » ou de « décrets » et qui assortira éventuellement ces derniers de sanctions.
Le deuxième de ces pouvoirs, est le pouvoir religieux.
Qui fonctionne depuis toujours et partout selon le même schéma : A partir de la tendance naturelle des êtres humains à croire et à avoir besoin de croire, divers individus entendent un message divin qu’eux et leurs descendants complètent et interprètent à l’usage des populations. Des clergés, souvent professionnels, se fidélisent ladite population par l’organisation de rituels divers et par l ‘édiction de règles portant sur les « fondamentaux » de la vie (alimentation, habillement, vie sexuelle). Lesquelles ont pour objet et pour effet d’étendre le contrôle des individus dans leur vie profane. Ces règles, pour produire leurs effets, doivent également être reprises par le pouvoir politique.
Lorsque dans une société, les détenteurs du pouvoir économique et financier ou les détenteurs du pouvoir religieux contrôlent (en droit ou en fait) le pouvoir politique, toute mise en cause de la situation économique des uns ou de l’emprise que les autres peuvent exercer sur la population, amène des réactions … du pouvoir politique.
Lesquelles prennent la forme d’atteintes aux droits et aux libertés. (Dans les pays « démocratiques » les mouvements de grève ou d’occupation d’usine par les salariés en conflit leur employeur, sont quand même traités par l’Etat par l’usage des forces de police ou de gendarmerie. Il est de tradition de ne pas y voir une atteinte aux droits ou aux libertés. L’argument que l’Etat doit maintenir « l’ordre public » sert à justifier, en dernière analyse, le règlement de la question de la masse salariale au détriment des salariés et au profit de l’employeur. Dans les pays démocratiques, il existe des parlementaires qui déposent des propositions de lois tendant à sanctionner pénalement le « blasphème »).
D’ailleurs, quand il s’agit se s’exprimer sur la météo, la liberté d’expression est totale. Parce que l’usage de la liberté d’expression ne fait alors planer aucune crainte sur les comptes en banque, ni aucune menace sur une domination. Et n’est liée à aucun enjeu personnel. Mais dès lors que l’expression d’une liberté peut avoir pour effet de mettre en jeu la situation matérielle de ceux qui sont au pouvoir, ou de ceux pour qui ou avec lesquels les dirigeants politiques agissent, elle dérange. Les conditions pour une violation des droits et des libertés sont alors réunies.
Assurer la liberté du pouvoir politique « contre » les pouvoirs économique et religieux est un objectif à atteindre. De manière à ce que les dirigeants politiques n’interviennent qu’en vue de l’intérêt général, et non plus pour les intérêts des dirigeants des autres pôles.
L’expérience montre, comme il a été dit, que la multiplication des déclarations de droits, dans le temps et dans l’espace, n’a pas pu grand chose contre la « loi » de la recherche de l’intérêt appuyée sur la loi du plus fort.
Et puis, dans les régimes démocratiques, l’homme d’affaire comme le fidèle, sont électeurs. Ils ne vont pas dissocier leur appartenance ou leur intérêt de leur bulletin de vote (et trouveront des arguments pour être suivis le jour des élections). Quant à ce qui se passe dans les régimes qui ne sont pas démocratiques, peu importe au monde des affaires pourvu que ce dernier y trouve la stabilité qui sied aux affaires et les coûts qui assurent des marges confortables. (Ce n’est d’ailleurs que lorsqu’un dictateur n’est plus ni fiable ni « efficace » que le respect des droits et des libertés devient un argument opérationnel).
La défense des droits et libertés ne peut donc pas se désintéresser des techniques de fonctionnement de la société.
Et de ce qui peut être de nature à installer dans les faits la séparation des pouvoirs : non cumul des mandats, non renouvellement des mandats, nouvelles incompatibilités et nouvelles inéligibilités … bref, de ce qui peut faire disparaître tout ce qui favorise les conflits d’intérêts, et, par voie de conséquence ce qui prive de l’intérêt à se maintenir au pouvoir. Contre les droits et les libertés de ceux qui aspirent à ce que des règles du jeu différentes leur procurent plus d’aisance matérielle ou leur permettent de vivre, manger, s’habiller … comme ils en ont envie, de croire à un autre dieu ou de ne pas croire. De le dire et de le faire.
Il faut aussi réfléchir au rôle que les juges pourraient avoir en la matière. Imaginons que des juges (d’abord ceux des pays démocratiques pour lesquels c’est moins risqué), qui savent manier les principes, se mettent à utiliser celui de la séparation des pouvoirs (entendu comme il est dit ici). Et déclarent « nuls » les actes ou les conventions méconnaissant ce principe… On peut parier que, le cas échéant, les titulaires de charges publiques n’ayant plus, ou plus beaucoup, l’espoir de travailler pour le compte de groupes particuliers, et pour eux en retour, travailleraient un peu plus pour l’intérêt général, donc plus probablement dans le respect des droits et libertés.
L’histoire enseigne que la jouissance des droits et les libertés ne constitue jamais un acquis. Leur conquête et leur conservation s’inscrit (comme le reste) dans un rapport de force entre les pouvoirs. Toujours précaire.
C’est la raison pour laquelle nous pensons que le défenseur des droits et des libertés de l’homme ne peut pas se borner à défendre les victimes d’atteintes à ces droits et libertés ou de les sauver.
Et que son rôle consiste également (et en plus) à porter le fer contre ceux qui ( toujours ennemis) les violent, et contre ceux qui (parfois amis) par intérêt, lâcheté ou sottise, s’en rendent complices ou s’en accommodent.
Marcel Monin