« L’arrivée d’un général mettant fin au conflit (…) permettrait de débarrasser la Syrie de la famille Assad », Samir Aïta
Samir Aïta, membre du Forum démocratique syrien, lancé au Caire en avril 2012 par un groupe d’intellectuels, comprenant à l’époque des personnalités dissidentes de toujours comme Michel Kilo, Aref Dalila, Faek Hweijeh et Abdel Hamid Darwish, est venu parler devant des membres de la SIDH. Il n’a pas caché que la situation dans son pays apparaissait « inextricable » et qu’aucune solution politique ne paraissait en vue entre le régime de Bachar El Assad et l’opposition, notamment en raison des influences étrangères, des divisions profondes induites dans l’opposition, de la militarisation et de la confessionnalisation du conflit.
La « révolution » syrienne du printemps 2011 s’est transformée en une guerre civile. Après trois ans, le pays est exsangue avec quelque 150 000 morts, plus de 2,5 millions de réfugiés hors des frontières et 6,5 millions de déplacés à l’intérieur, sur une population totale de quelque 25 millions d’habitants. Et les Syriens, quel que soit leur bord, n’aspirent aujourd’hui qu’à une chose : l’arrêt du conflit.
Selon le dissident syrien, aucune solution militaire n’est également possible. L’opposition armée est divisée en une myriade de groupes, qui vont des laïcs aux militants islamistes les plus radicaux prônant l’application d’une « Shari’a » (loi islamique) pure et dure. Certains groupes sont même liés aux réseaux d’Al Qaïda. La direction politique et militaire de la Coalition et de son état-major, n’est que théorique, jugée même par les révoltés de la première heure comme inefficace et à la solde des puissances étrangères. Les officiers qui ont fait défection pour ne pas tirer sur la foule sont cantonnés dans des baraques en Turquie et en Jordanie ; ceux qui se battent du côté du régime ont subi beaucoup de pertes humaines. Le régime a aussi mobilisé des milices pas toujours contrôlables. De ce fait, toute solution militaire ne peut générer que plus de chaos.
Devant « l’épuisement de la population qui en a assez de la guerre », l’arrivée d’un général mettant fin au conflit pourrait être acceptée et permettrait par là même de débarrasser la Syrie de la famille Assad qui a mis le pays en coupe réglée. Mais une telle issue ne peut se faire dans le contexte actuel de guerre à outrance, avec les dangers d’extension du conflit en un conflit régional et confessionnel incontrôlé.
Un capitalisme des copains
Lors de la conférence tenue à la SIDH, Samir Aïta a tenu à faire remarquer que l’arrivée de Bachar en 2000, succédant à son père Hafez à sa mort après trente ans de règne, avait rétréci l’assise du régime. Sous Hafez, un capitalisme d’Etat s’était constitué et les ruraux soutenaient le régime. L’armée et les services de renseignement recrutaient dans des régions comme le Hauran et Deir-Ez-Zor, qui sont aujourd’hui parmi les plus virulentes contre le régime. Avec le fils, dit-il, on est passé carrément à un capitalisme néo-libéral « des copains et de la famille», alors que la société connaît un « tsunami des jeunes » : l’arrivée de la génération du « baby-boom » à l’âge adulte, doublée de l’accélération de la migration rurale –urbaine. Les quelques protections sociales du « capitalisme d’Etat » ont été supprimé, alors que la pauvreté et le manque d’emploi sont devenus explosifs.
Dans le chaos ambiant, la sortie politique de la crise sera particulièrement difficile en raison notamment de la diversité du pays dans sa composition tant ethnique que religieuse. Des conflits anciens et nouveaux se sont exacerbés avec la guerre. La Syrie comporte en effet une importante minorité Kurde au nord, des minorités d’origine turcophones, arméniennes, techerkesses et autres, mais également des courants musulmans chiites (la famille Assad est alaouite, une communauté gnostique apparentée au chiisme ; le chiisme classique est dominant en Iran comme chez le Hezbollah libanais) et sunnites (allant des différentes tendances soufies quiétistes aux salafistes). Le pays compte également une importante minorité chrétienne (quelque 10 pour cent de la population ; c’est un berceau du christianisme) répartie sur une quinzaine d’églises, orthodoxes et catholiques.
L’ombre du Qatar
Cette « mosaïque » donne un sens particulier aux questions soulevées par le « printemps arabe » depuis 2011. L’égalité dans la citoyenneté se pose en effet d’une manière beaucoup plus fondamentale qu’en Tunisie ou en Egypte.
Samir Aïta estime également que si le régime arrive à rester en place l’intégrité territoriale du pays ne sera pas préservée. Le régime pourra continuer à contrôler plus ou moins 70% de la population sur 40% du territoire – la « Syrie utile » comme certains l’appellent, selon l’axe Damas Alep avec débouché sur la Méditerranée -, mais lui échapperont la Djézireh (la région entre l’Euphrate et le Tigre), le Nord et la région à grande présence Kurde ; toutes riches en ressources pétrolières et agricoles.
Dans cet « Orient compliqué », comme le disait le général De Gaulle, les influences extérieures et leurs interventions sur le terrain ne facilitent en rien l’éclosion d’une solution. La Syrie est devenue le terrain de bataille des puissances régionales.
L’Iran et le Hezbollah libanais, chiites, constituent des bras armés qui permettent au régime de remporter ses succès militaires des mois derniers. Le Qatar et l’Arabie saoudite, sunnites et banquiers généreux des groupes de l’opposition armée, notamment les plus radicaux, voient dans cet appui une manière très pratique d’éloigner les idéaux du « printemps arabe » et de contrer leur pire ennemi : l’Iran chiite. Il faut se souvenir que Damas avait fourni conseils et aides, y compris pour la formation des services iraniens, après la « révolution » de 1979 dans ce pays et à l’arrivée des ayatollahs au pouvoir à Téhéran. Ceci expliquant cela.
La Turquie est responsable d’avoir laissé passer les extrémistes djihadistes de tout bord ; la Russie et les Etats Unis d’avoir laissé pourrir la situation ; et la France pour son va-t’en guerre à l’image de la Libye. Tous ont contribué au piège que Bachar a tendu dès le départ : transformer une « révolution » pour les libertés et la dignité en un cauchemar.
Le « tsunami des jeunes » casse le « contrat social »
De toute façon, quelle que soit la manière de sortir de la situation actuelle, la Syrie aura à traiter avec le problème de fond à l’origine du « printemps arabe », et dans des conditions beaucoup plus difficiles que la Tunisie ou l’Egypte. Le « tsunami des jeunes » casse le « contrat social ». Comme en Europe dans les années soixante, les jeunes sont devenus la majorité de la population pour un temps, et veulent renverser les ordres établis. Alors, quoi faire de tous ces jeunes sans travail, dans un pays maintenant exsangue par la guerre ? Comment construire avec eux et pour eux un nouveau « contrat social », alors que leur pays est devenu le point d’attraction de tous les réseaux djihadistes et que les armes sont partout ?
Bachar Assad ne peut pas gagner. Il a exercé une barbarie inacceptable contre sa propre population, bombardant des cibles civiles pour l’effrayer et la faire plier. Les djihadistes ne peuvent pas gagner non plus. Ils génèrent un chaos et cassent les bases de la vie commune. L’opposition politique, notamment ce qu’on appelle la Coalition, a été grandement affaiblie et discréditée par le jeu des puissances régionales et internationales. La société civile a porté d’une manière exemplaire pour l’humanité des malheurs considérables ; mais elle est aujourd’hui au bord de l’épuisement.
Une solution est à trouver. Elle sera lente et graduelle, et essentiellement syrienne. Ses enjeux sont énormes : l’avenir d’une région traversée par des bouleversements historiques, comme l’Europe au XIXème siècle ; le conflit identitaire sunnite-chiite ; la citoyenneté ou le communautarisme, etc. La Syrie en sera le tournant.
Sabine Renault-Sablonnière