Entretien avec Jean-François Daguzan, spécialiste des questions de défense et de sécurité
Sabine Renault-Sablonière : Jean-François Daguzan, vous êtes un spécialiste des questions de défense et de sécurité, vous avez été Directeur général adjoint de la Fondation pour la Recherche stratégique (FRS), vous êtes, aujourd’hui, vice-Président de l’Institut Choiseul. Je souhaite vous poser trois questions dans le cadre des travaux que nous menons au sein de la Société Internationale des Droits de l’Homme (SIDH).
« Il y a une remise en cause de la domination de l’Occident et par là-même de certaines valeurs portées par l’Occident. Est-ce que ça les rend mauvaises en soi, non. » JF Daguzan
S R-S : Aujourd’hui, nous voyons, de toutes parts, que les valeurs de l’Occident sont attaquées. Quels sont les événements qui ont conduit à cette situation ?
Jean-François Daguzan :
C’est une dégradation, que l’on pourrait qualifier de structurelle, qui s’étend sur une cinquantaine d’années.
Le modèle qui avait été conçu après 1947 pour donner une structure générale de paix et de sécurité au monde était basé sur les Nations-Unies, c’est-à-dire un organe de débats mais aussi de sanctions pour des états défaillants ou éventuellement belliqueux, un modèle économique qui avait été construit sur une stabilité financière à travers les accords de Bretton Woods, le FMI, la Banque Mondiale.
Avec la réactualisation des droits de l’homme, qui était d’ailleurs une invention française remontant à La Fayette, René Cassin avait construit cette organisation des Droits de l’homme internationale. On espérait que l’humanité trouverait un équilibre pacifique dans cet environnement bien structuré. A cela s’ajoutaient des éléments contingents, notamment la nucléarisation du monde, principalement Union Soviétique et États-Unis. Ceci créa un modèle de statu quo protégeant le théâtre central, l’Atlantique et l’Europe, d’un risque majeur mais avec une périphérie disputée par les deux camps. Ce système s’équilibrait plutôt bien. La disparition de l’Union Soviétique a fait monter de facto, à partir de 1991, les États-Unis comme seule puissance. Cette situation a duré un certain temps et reposait sur le libéralisme économique et démocratique. Force est de constater que cette proposition de paix par l’économie a été battue en brèche par de nouveaux acteurs dont Al Qaïda fut un des éléments moteurs. Et aujourd’hui, on voit très bien que le pouvoir à la fois prescriptif et sécuritaire des États-Unis s’érode car il a perdu sa crédibilité lors de la guerre d’Irak. On voit également apparaître de nouveaux acteurs régionaux qui veulent concurrencer, sur un territoire plus restreint, l’influence des États-Unis. Il s’agit de l’Iran, des Émirats, des pays du Golfe, Arabie Saoudite et Qatar, mais aussi de la Turquie et bien entendu de la Russie qui a franchi un pas supplémentaire en allant directement en guerre contre l’Ukraine dont elle nie la réalité intrinsèque en soutenant qu’il s’agit d’un morceau historique du territoire russe qui a été injustement détaché par les Occidentaux. On constate également la nouvelle politique de la Chine qui, elle, veut réinvestir la notion impériale dans tous ses aspects, qu’ils soient technologiques, économiques ou militaires. Le modèle qu’on avait connu est tout simplement dissous. Des phénomènes de structures que l’on n’attendait pas non plus, la technologie notamment, ont contribué à cette situation.
S R-S : Faut-il continuer à se battre pour les valeurs de la démocratie et des Droits de l’Homme ou pensez-vous qu’il est trop tard ?
J-F D : Je crois que le modèle occidental demeure dans ce qu’il a de plus fort et de plus noble. Ce n’est pas parce que ce modèle est remis en cause par d’autres sociétés qui critiquent le fait qu’on le leur ait imposé, que notre modèle est mauvais. Il s’agit de réfléchir maintenant à comment les valeurs que nous croyons universelles peuvent le rester et avec quels aménagements éventuels et surtout comment, nous, nous sommes capables de les porter pour continuer à les incarner vers l’extérieur.
S R-S : Quelles sont, à votre avis, nos armes de reconquête ?
J-F D : Les armes de reconquête, elles sont d’abord dans notre capacité à affirmer qui nous sommes. Je crois que c’est un problème majeur dont de nombreux gouvernements ne mesurent pas l’importance. La repentance est importante, elle a néanmoins des limites. On ne peut pas passer sa vie à se repentir dans la mesure où cette repentance est sans réciprocité d’une certaine manière. Bien sûr, le colonialisme a fait beaucoup de mal, les Occidentaux se sont mal comportés vis à vis de certains peuples, mais à un moment donné, il est nécessaire de retrouver le chemin du dialogue et de l’entente. L’Afrique du Sud, dans son grand mouvement de réconciliation nationale, après la chute de l’Apartheid, est un bel exemple. Ce sont toutes les parties qui se mettent d’accord et considèrent, à un moment donné, que le moment de la repentance est passé et que l’on ouvre ensemble un nouveau chapitre de l’Histoire. Il faut que l’on soit tous conscients que, s’il s’agit de reconnaître les crimes, il faut les reconnaître. Mais il faut aussi, qu’à un moment ou à un autre, tout le monde, ceux qui les ont subis et ceux qui les ont commis, acceptent de passer à autre chose pour avancer. Je crois que cela se joue à deux et non dans une quête perpétuelle d’excuses qui peuvent, d’ailleurs, ne pas avoir de fin. Il faut donc que tout le monde rentre dans un processus de reconstruction qui ne peut exclure les victimes.
S R-S : Comment faire que les victimes se sentent prises en considération et comment les inclure dans cette volonté de dépasser les rancunes ?
J-F D : C’est un phénomène extrêmement difficile. Pourquoi ? Parce que souvent la question mémorielle est une rente politique. On peut le voir en Europe avec la question mémorielle espagnole où on continue encore, des années après la fin de la guerre civile (1939) et la disparition du Franquisme (1978), à se renvoyer cette question dans la figure dans une société espagnole que l’on croyait apaisée. En réalité, elle ne l’est toujours pas.
Un des problèmes majeurs de la non-résolution est que les acteurs de la question mémorielle ont souvent un agenda politique qui l’accompagne ou dont ils se nourrissent. On le voit bien avec l’Algérie. Le facteur mémoriel est utilisé par la plupart des partis politiques algériens car il est plus facile d’accuser la France que d’affronter ses propres problèmes économiques et politiques. On va donc toujours en rajouter une couche en disant : ils ne se sont pas excusés ou pas complètement ; il faut faire plus. Il faut des compensations financières… Si l’on continue comme cela, ce mouvement n’aura pas de fin. Personne ne sera rassasié par la revendication mémorielle. En effet, l’Occident a un devoir de mémoire et de responsabilité. Mais celui qui a subi doit aussi considérer que les choses ont été dites et que l’on passe à autre chose.
S R-S : Jean-François Daguzan, merci !