Abderrazek Kilani : « La Tunisie malheureusement n’est plus un État de droit »
En mai dernier, l’ex bâtonnier de Tunis Abderrazek Kilani a donné une interview à la Société Internationale pour les Droits de l’Homme. Avec treize de ses confrères, Abderrazek Kilani fait, aujourd’hui, l’objet de poursuites devant un tribunal militaire pour avoir appelé les forces de l’ordre à rester neutres, républicaines et à respecter la loi et la Constitution à l’occasion de la défense d’un opposant politique. Après avoir été arrêté, il a passé vingt jours en prison. Une ordonnance rendue par un juge d’instruction interdit aux quatorze tout déplacement hors de Tunisie en attendant la fin de l’instruction.
Sabine Renault-Sablonière : Monsieur le bâtonnier, pouvez-vous nous rappeler ce qu’il s’est passé en Tunisie entre 2019 et 2022 ? Ces années sont-elles un momentum où l’on change de système ?
Abderrazek Kilani : En 2019, après le décès du président Caïd Essebsi, des élections présidentielles ont été organisées, des élections législatives. Ces élections présidentielles ont donné, au deuxième tour, la victoire à Kaïs Saïed avec une majorité de plus de 70%. Ce ne fut pas une surprise dans la mesure où l’opposant était taxé d’affairisme et même de blanchiment d’argent : il avait, pour ces motifs, des procès en cours. Entre les deux tours, il a été emprisonné et relâché pour participer aux élections. Cette situation a aidé Saïed. C’était quelqu’un d’inconnu, un assistant à la faculté de droit, qui s’est fait connaître par ses interventions télévisées.
Il parlait en arabe littéraire surtout de questions juridiques ou constitutionnelle. C’est comme cela qu’il s’est fait un nom. Il n’a aucun passé de militant, il n’a jamais signé une pétition et n’est pas reconnu comme un défenseur des droits humains.
La surprise est venue, environ, un an et demi après son élection : il a fait son coup d’Etat le 25 juillet 2021 en se réclamant de l’article 80 de la Constitution qui permet au Président de la République de prendre des mesures exceptionnelles, lors d’une situation d’urgence. Il n’a pas respecté cet article, ni dans la forme ni sur le fond. Au niveau de la forme, il n’avait pas le droit de suspendre l’assemblée ni de révoquer le gouvernement. Avant de prendre ce type de mesures, il devait consulter le président du Parlement, il ne l’a pas fait, et consulter le président du Conseil constitutionnel qu’il avait révoqué. Il s’est permis d’aller encore plus loin : il a dissous le parlement, le conseil supérieur de la magistrature, l’instance supérieure libre des élections, l’instance nationale de lutte contre la corruption. Pour mettre en place son système tyrannique, il devait mettre la main sur la justice, c’est ce qu’il a fait quand il a dissous le conseil supérieur de la magistrature. En amont, il a bien sur préparé le terrain avec des discours hostiles aux juges, les qualifiants de “corrompus”.
Il a promulgué un décret-loi (11) qui lui a permis de révoquer les juges: il en a révoqué cinquante sept. Quarante neuf d’entre eux ont fait appel de cette décision. Kaïs Saïed a refusé de les réintégrer dans leurs fonctions. Puis a commencé une campagne contre les opposants politiques : il les a fait traduire devant la justice avec des affaires fabriquées : complot contre la sureté intérieure et extérieure de l’Etat. Une vingtaine de personnalités politiques sont poursuivies et emprisonnées parce qu’elles se sont réunis dans le cadre d’un déjeuner, pour un café et une discussion sur la situation du pays ou encore pour des contacts avec des diplomates sur place. Kaïs Saïed a, en main, aujourd’hui, tous les pouvoirs.
Le décret-loi 54, qui réprime tous les soi-disant crimes cyber-informatiques, est, également, une atteinte aux libertés fondamentales. Exprimer un avis sur une question politique est considéré comme une diffusion de rumeurs, de fausses informations et on vous condamne à cinq ans de prison. Si la personne incriminée est un fonctionnaire, un avocat, un journaliste ou un simple activiste sur les réseaux sociaux, la peine peut aller jusqu’à dix ans. Aujourd’hui la dérive tyrannique de ce régime ne fait plus de doute : ce sont des arrestations quotidiennes qui touchent toutes les tendances politiques. Il n’y a pas que les islamistes. Il est vrai, cependant, que la plupart des personnes poursuivies sont des islamistes, mais pas que. Il y a des gens de gauche, de droite, ou même des personnalités indépendantes : il ne fait pas de différence.
Pour lui, l’important c’est de contrôler pour que les juges aient peur, parce qu’ils ont vu leurs collègues révoqués pour rien et se trouvent dans une situation sociale et familiale alarmante. Ils ont peur pour leur avenir et parfois pour leur sécurité s’ils n’appliquent pas les ordres du président. C’est un pays aujourd’hui qui vit, je vous le dis franchement, sans institution. Les démocrates doivent mener un combat pour le rétablissement de l’Etat de droit. La Tunisie malheureusement n’est plus un Etat de droit.
S-R-S : On est donc passé d’un système démocratique à un système autoritaire. Quel est le rôle des puissances proches par rapport à cette situation, je veux dire les pays du Golfe, l’Egypte, est-ce que vous pensez qu’ils soutiennent le président actuel ? Quel est leur avantage à le faire ? Est-ce que ces pays-là pourraient accepter la Tunisie telle qu’on pensait qu’elle pourrait être après la “révolution du jasmin”, c’est-à-dire un modèle démocratique dans cet océan de dictatures ?
Kilani: Justement, c’est la contre-révolution, le processus démocratique a été stoppé en partie parce que ces forces-là ne veulent pas d’un régime démocratique dans une region où les pays voisins ne veulent pas de démocratie.
S-R-S : Vous pensez à qui particulièrement ?
Kilani: Particulièrement les pays du Golfe, certains d’entre eux en tout cas. Ces pays-là n’ont pas intérêt à ce qu’il y ait un pays arabe démocratique parce qu’ils craignent la contagion. Et aujourd’hui ils veulent carrément déstabiliser la Tunisie pour montrer à leurs concitoyens les ravages de la démocratie. Notre pays est en train de sombrer et a à sa tête un président qui se contente d’un discours populiste sans le moindre projet pour le faire sortir du marasme économique et social dans lequel il s’enfonce.
S-R-S : Et dernière question, qu’est-ce que vous attendez de la politique tunisienne de la France et de la communauté internationale d’une façon générale ?
Kilani: Vous savez, la France c’est le berceau de la déclaration des droits de l’Homme, la France c’est la liberté, la France c’est la démocratie. Je crois que la France doit soutenir la Tunisie démocrate. Elle doit justement ne pas accepter cette dérive autoritaire, cette dérive tyrannique vers laquelle nous mène Kaïs Saïed. Et ce, d’autant plus que son régime, son système est basé sur un coup d’Etat, un coup d’Etat d’ailleurs qui a été dénoncé par la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples. Cette Cour avait alors sommé la Tunisie de revenir à la légalité constitutionnelle et a estimé que toutes les mesures prises par Kaïs Saïed, notamment les décrets-lois, étaient nuls et non-avenus.
Propos recueillis par Sabine-Renault Sablonière